CHAPITRE XVIII

Si Jim avait tenu à s’installer dans la cave blindée de l’ancienne banque, c’est que la Sécurité était outillée en détecteurs de transmission et qu’elle croyait que Jim n’était pas le seul à se livrer à des expériences dans ce domaine. La Sécurité avait cherché – et cherchait peut-être encore – l’origine des champs de pensée que ses détecteurs pouvaient relever mais non pas analyser. Les soupçons des techniciens-spécialistes tendaient à se fixer sur les personnes dont on savait qu’elles s’intéressaient aux problèmes des transmissions mentales. On avait arrêté trois professeurs de psychologie expérimentale et leurs encéphalogrammes avaient été saisis par des agents de la Sécurité avides de se distinguer par leur zèle aux yeux de leurs chefs. Un laboratoire d’étude du « comportement psychique » avait été saccagé par la police à cause d’un appareil dont le fonctionnement était suffisamment secret pour être assimilé aux appareils de transmission de pensée, proclamés dangereux pour la sécurité publique. Les anciens amis de Jim, en particulier, avaient été surveillés, menacés. On avait même perquisitionné chez eux, examiné leurs papiers privés, dans l’espoir de découvrir des indices.

Jim Hunt avait bravé les lois de la Sécurité et Jim Hunt était mort. Mais les transmissions mentales avaient continué après la disparition de Jim ; aussi la Sécurité cherchait-elle d’autres expérimentateurs qui osaient braver la loi.

Les Choses qui, en réalité, transmettaient des pensées, ne cherchaient pas à provoquer la Sécurité. Elles l’ignoraient !… Couchées dans des nids chauds, elles se gorgeaient de sang et devenaient encore plus bouffies et plus hideuses. Elles continuaient à se diviser et se rediviser, et leur avidité croissait en même temps que leur prolifération. Leur nombre augmentait et d’autres hommes étaient asservis pour leur fournir le moyen de satisfaire leur voracité…

 

Jim travaillait dans la chambre-forte de la maison en ruine. Cette cave était blindée d’acier épais, solidement bâtie dans une maçonnerie renforcée. La valeur des matériaux qu’on aurait pu récupérer n’aurait pu couvrir qu’une infime partie du prix de revient du travail qu’il aurait fallu fournir pour démonter la bâtisse. En trente ans, l’immeuble qui s’élevait au-dessus s’était délabré et le toit s’était effondré. Mais le béton massif de la cave avait gardé sa forme. La grande porte, épaisse de trente centimètres et munie de serrures secrètes, ne pouvait plus se fermer, mais les portes intérieures, plus minces, fonctionnaient encore. Elles étaient piquetées de rouille et elles grinçaient, mais on pouvait les fermer et lorsque Jim, son appareil terminé, le mettrait en marche, aucun indice ne pourrait être détecté par les gens de la Sécurité.

Jim assembla les éléments que Brandon lui avait achetés. L’émetteur lui-même serait relativement simple. Comme un champ de pensée est très proche d’un champ électrostatique ou magnétique, la génération ne serait pas difficile. Un champ magnétique, par exemple, peut et doit s’étendre jusqu’à l’infini. Il en est de même d’un champ électrostatique, sauf là où il est annulé par un effet Faraday accidentel. Mais ces champs ne peuvent être intelligibles que s’ils sont modulés ; les champs de pensée non modulés sont également sans effet. Au vrai, ce ne sont pas des champs de pensée, car la pensée est la modulation d’un champ. Mais, de toute façon, un émetteur pris en lui-même était simple à concevoir.

La partie délicate du système que voulait réaliser Jim était le modulateur. Celui-ci aurait à recevoir des pensées, à les amplifier et à restituer ces modulations avec une puissance multipliée au champ que devait produire l’émetteur. Facile à concevoir, un appareil mécanique pour la perception des pensées est terriblement compliqué en pratique. Et le contraire est un tour de force.

Jim, tout en travaillant, décrivait son appareil à Brandon. Celui-ci n’avait pas l’entraînement technique qui lui eût permis de comprendre ; en attendant la réussite ou l’échec de Jim, il fabriquait des pièges à lapins, péchait de petits poissons dans une rivière voisine, établissait de sombres projets de son cru. Il en parlait parfois : il s’agissait d’une guerre « un contre tous » qu’il se proposait de mener si les essais de Jim échouaient. Il savait que les Choses aimaient les endroits chauds dans les mansardes, près des cheminées, dans les chambres de chauffe, etc… Il imaginait des ruses pour introduire dans ces endroits des substances mortelles. Un de ses projets favoris consistait en un simple pétard de poudre à fusil et de sulfure en poudre qu’une silhouette furtive jetterait dans une pièce, la mèche allumée. Le pétard s’enflammerait brusquement et donnerait un brouillard étouffant de fumée de soufre. Aucune Chose ne pourrait y résister.

Et on pouvait repérer la présence d’une Chose par l’odeur puante qui l’entourait.

Mais quand Jim parlait, autant pour lui-même que pour Brandon, celui-ci écoutait. Parler tout haut d’un sujet aide à clarifier les idées.

— Le champ se comporte comme un courant à haute fréquence dans un fil, expliquait Jim, vexé contre lui-même de ne pouvoir exposer ses idées en phrases plus simples. Le courant ne passe pas à l’intérieur du fil, mais à sa surface. C’est ce qui s’appelle l’effet en surface de la conduction à haute fréquence. Un champ de pensée ne traverse pas non plus le métal ; il reste à la surface, sauf en ce qui concerne le fer. Mais il ne traverse pas le fer non plus, à moins que celui-ci ne se trouve au foyer du champ.

Exaspéré, Jim agitait les mains en ajustant l’un à l’autre, avec un soin méticuleux, deux petits éléments.

— Ceci paraît idiot, continua-t-il, cette histoire de foyer ! Un champ de pensée est un phénomène de mécanique ondulatoire. Il agit comme une onde et il se comporte comme une particule solide, et il n’est sans doute rien de tout cela. Comme l’électron, il n’a pas de position déterminée ; on n’a qu’une probabilité de position. On peut dire qu’un électron est un mouvement d’onde en phase avec lui-même et qu’il n’est réel qu’à un certain endroit, mais on ne peut jamais savoir quel est cet endroit. On peut dire qu’un champ de pensée est une onde en phase avec elle-même à deux endroits : à sa source et à son foyer. Entre ces deux points, on peut en percevoir l’existence, mais on ne peut savoir à quels points elle est en phase avec elle-même. Pas plus qu’on ne peut dire où se trouve un électron ! Est-ce que cela signifie quelque choses, ce que je raconte ?…

— Bien peu, avoua Brandon avec un sourire mi-figue, mi-raisin.

— Je veux dire qu’on peut trouver l’existence d’une transmission de pensée, mais qu’on ne peut déterminer ni d’où elle vient ni où elle va, précisa Jim.

— Bien dommage ! soupira Brandon. La Sécurité aurait poursuivi la première des Choses arrivée ici – peu importe d’où – si elle avait pu suivre la piste. La Sécurité a certifié que vous correspondiez avec vos amis à l’aide de vos appareils, n’est-ce pas ?

— En effet, reconnut Jim. Et avec une douceur et une logique inconcevables, ils m’ont fait comprendre que si je voulais citer les noms de mes prétendus complices, les conditions de mon emprisonnement seraient bien plus légères ! J’aurais sûrement parlé des Choses, sans doute, si j’en avais connu l’existence ! En fait, si on m’avait laissé tranquille un peu plus longtemps, j’aurais été armé pour venir à bout de ces monstres.

Brandon resta silencieux.

Il y avait plusieurs jours qu’ils se trouvaient dans les ruines de la ville fantôme et Jim avait les nerfs de plus en plus sensibles et à vif en voyant qu’il n’aboutissait à rien. Les éléments dont il disposait étaient si primitifs que c’en était ridicule. L’émetteur était pourtant achevé ; il ne lui manquait que le modulateur chargé de fournir la pensée à transmettre. Le modulateur devait donner tout à la fois le « message » et les directives qui détermineraient le second point où le message serait réel. Mais Jim n’avait pu réaliser un appareil capable de donner les mêmes résultats que ceux qu’il avait obtenus avant l’intervention de la Sécurité. Il était dans la situation d’un homme qui posséderait une station émettrice splendidement équipée et qui n’aurait pas de microphone pour donner des signaux ayant un sens. Il pourrait mettre dans ses tubes autant de puissance qu’il le voudrait, personne ne comprendrait. Le transmetteur de Jim pouvait émettre la pensée, mais l’appareil qui devait lui fournir, sous une forme utilisable, la pensée à émettre, ne voulait tout simplement pas fonctionner.

— Il n’y a rien de surnaturel dans ces phénomènes, dit Jim, maussade. Il nous arrive de transmettre des pensées, tout le monde sait cela ; la télépathie agit parfois d’une manière évidente. D’une manière capricieuse aussi, d’accord, mais assez fréquemment pour qu’il ne soit pas question de coïncidences. On peut dire que nous transmettons à un voltage bas, très bas. Quand les conditions sont propices, il en sort quelque chose. Mais les Petits Amis transmettent à un voltage élevé, comme les anguilles électriques. Celles-ci pourraient nous servir d’exemple. Nous fabriquons dans nos cerveaux des courants électriques ; les encéphalographes les captent et les transcrivent. Ce ne sont que d’infimes fractions de volt. Les anguilles électriques, elles, peuvent fournir huit cents volts ; leur électricité n’est pas d’une qualité supérieure à la nôtre ; la Pensée des Choses est sans doute comme la nôtre, également, sinon inférieure. C’est tout juste une question de haute tension. Et nous pouvons tuer une anguille électrique, si nous le voulons, en utilisant une dynamo. Nous devrions pouvoir faire rentrer ces Choses dans leurs propres ventres de bêtes si nous pouvions mettre en jeu une certaine puissance. Mais…

Il se tut et sombre, reprit sa tâche.

— Qu’est-ce que vous essayez exactement de faire ? s’enquit Brandon. Dites-le avec des mots simples, voulez-vous ?

— Je cherche, répondit Jim, à battre ces monstres à leur propre jeu. J’ai connu une jeune fille nommée Sally ; elle était l’esclave d’une Chose que j’ai tuée par la suite. On avait dit à cette jeune fille qu’elle m’aimait, et je crois qu’elle m’aimait en effet, mais on lui avait aussi ordonné de se montrer par-dessus tout loyale à l’égard de ces Chose. Et Sally est morte… J’ai parlé à un fermier et à sa femme. Ils n’étaient plus jeunes et ils se trouvaient seuls chez eux ; j’ai volé leur voiture en même temps que la Chose qui se nourrissait de leur sang et que j’ai mise en cage. On leur avait dit d’être fidèles à la Chose et de la servir. Et ils obéissaient. Elle était vorace et ils savaient que leur loyauté les conduisait à la mort, mais ils continuaient ! Je veux, dit Jim, criant presque, transmettre des pensées aux Choses elles-mêmes ! Je veux leur dire qu’elles sont les esclaves des hommes ! Je veux qu’elles rampent comme des chiens aux pieds des gens qu’elles ont dominés !… Et cela, avant…

— Avant quoi ? demanda Brandon, les yeux plissés d’inquiétude.

— Avant, dit Jim, rageur, qu’elles pensent à une manœuvre dont l’idée m’est venue. Il y a un tour qu’elles peuvent nous jouer pour mettre fin à tout… Si cette idée leur vient, elles pourront asservir tous les êtres humains vivants, nous y compris, sans aucun doute, et en quelques secondes ! Elles seront invulnérables si elles pensent à cette manœuvre avant que je ne puisse les battre…

Haletant de fureur, il reprit son travail. Mais la colère n’amène pas la clarté des idées, ni le travail méticuleux qui est nécessaire quand on ne dispose que d’un équipement sommaire. Jim continua donc à travailler. Les résultats…

Il n’y en eut aucun.